LES SCEPTIQUES DU QUÉBEC

Conférence

Conférence du dimanche 13 février 2005

L'origine de l'Homme

Par Cyrille Barrette, biologiste

  

Programme double

Texte annonçant la soirée :

  1. L’origine de l’Homme

    Par Cyrille Barrette, biologiste

    Toutes les cultures, des plus anciennes aux plus modernes, s'interrogent sur les origines de l'humanité. Chacune a inventé son propre mythe de création pour répondre à ce questionnement persistant. La science cherche aussi à répondre aux nombreuses questions concernant nos origines. Ses réponses, fondées sur l'étude des fossiles et de la biologie de l'humain et des grands singes, ne sont jamais simples et dogmatiques comme les mythes, mais se rapprochent petit à petit de la vérité.

    Il y a à peine 50 ans, nous ne connaissions que 2 ou 3 espèces qui étaient plus que des singes, mais pas tout à fait des humains; on en connaît aujourd'hui une vingtaine, qui ont vécu au cours des 7 derniers millions d'années. Parmi elles, lesquelles sont des ancêtres de notre espèce ? Est-il possible de répondre à cette question ? Quelle image la science d'aujourd'hui nous donne-t-elle de l'origine de l'Homme ?

    Cyrille Barrette, spécialiste reconnu du comportement et de l'écologie des mammifères, est professeur de biologie à l'Université Laval.

    Cette conférence constituait une première en ce qu’elle fut diffusée en direct sur Internet.

  2. Remise du Prix Sceptique 2004

    Animé par Louis Dubé

    En première partie de la soirée, nous remettrons le prix Sceptique 2004 au magazine « Les Débrouillards ». Les détails sont sur notre site.

Le mot du président

Par Louis Dubé

La soirée a débuté avec le mot du président, Louis Dubé, qui a présenté l’association des Sceptiques du Québec, fondée en 1987. M. Dubé a résumé les buts de l’association : promouvoir la pensée rationnelle et l’esprit critique face aux pseudosciences et aux phénomènes paranormaux.

La démarche sceptique, qui est faite de doute, d’examen et de vérification, s’applique aussi, selon l’avis des Sceptiques du Québec, à tous les phénomènes d’intérêt humain, et sûrement à l’évolution de l’espèce humaine sur Terre. Les questions sur l’évolution darwinienne passionnent les membres de l’association et le public en général. Certaines questions mettent en doute le principe même de l’évolution de la vie, en particulier de l’espèce humaine. N’avons-nous pas aussi été victimes dans le passé de supercheries élaborées, comme l’homme de Piltdown, un des plus célèbres faux archéologiques ?

A-t-on trouvé le « chaînon manquant » entre le singe et l’homme ? Voilà une objection fréquente des créationnistes. Étant donné les mystifications du passé, il y a lieu d’exercer un certain scepticisme et d’aller se renseigner auprès d’experts. Notre conférencier de ce soir, Cyrille Barrette, biologiste darwinien et spécialiste des mammifères, saura éclaircir l’état de nos connaissances sur cette question, en abordant une revue des faits vérifiés sur l’origine de l’Homme.

Remise du Prix Sceptique 2004

Animé par Louis Dubé

Chaque année depuis 1989, les Sceptiques du Québec attribuent leur Prix Sceptique à une personne ou à un organisme qui s'est particulièrement démarqué par son esprit critique ou qui en a fait la promotion active. Le choix se fait lors de la soirée du 13 janvier.

Isabelle Vaillancourt

En 2004, le gagnant du prix Sceptique est le magazine « Les Débrouillards », pour l'ensemble de son œuvre d'éducation scientifique auprès des jeunes, et pour l'excellent article critique intitulé : « Les pouvoirs paranormaux existent-ils ? », paru dans l'édition du mois d'avril 2004.

Cette revue, qui s’adresse premièrement aux jeunes, explique les sciences simplement : que ce soit des principes physiques communs ou les théories contre-intuitives d’Einstein. À l’occasion, ils font réfléchir leurs lecteurs sur le manque de preuves des phénomènes paranormaux, dont l’article déjà cité, qui a attiré notre attention. Il y a toute une équipe derrière cette publication. Certains de ses collaborateurs étaient présents lors de cette soirée du 13 février 2005. Madame Isabelle Vaillancourt, rédactrice en chef du magazine « Les Débrouillards », les représentait. Le président, Louis Dubé, lui a remis la plaque du prix Sceptique 2004, au nom des Sceptiques du Québec :

Félicitations au magazine « Les Débrouillards » pour son œuvre éducative, gagnant du Prix Sceptique 2004.

François Filiatrault a poursuivi l'animation de cette soirée et a dirigé la période de questions.

L'origine de l'Homme

Par Cyrille Barrette, biologiste

Introduction

Cyrille Barrette

Cyrille Barrette a précisé qu’il traitera de ce que la science est capable de dire au sujet de l’origine de l’homme, mais aussi de ses limites et, donc, de ce qu’elle n’est pas capable de dire.

Sa conférence étant limitée dans le temps, Barrette a dû faire des choix très douloureux entre ce dont il parlera et ce dont il ne parlera pas. Il abordera trois sujets qui l’intéressent particulièrement :

  1. la science en général et comment la science peut nous parler de l’origine de l’homme ;
  2. L’évolution en général ;
  3. l’origine de l’Homme, sujet qui servira également de fil conducteur.

La science en général

L’homme s’intéresse à son origine depuis toujours. Dans toutes les cultures et à toutes les époques, on retrouve des mythes de la création. Cette question intéresse, en plus des auteurs de mythes, les théologiens, les philosophes et les scientifiques ; on se pose les quatre grandes questions existentielles depuis au moins 2 400 ans, depuis au moins Lao Tseu et Platon :

  1. Qui sommes-nous ?
  2. D’où venons-nous ?
  3. Où allons-nous, particulièrement après la mort ?
  4. Pourquoi existons-nous ?

La science admet ne rien pouvoir dire sur la question du sens de l’existence ni sur celle de la vie après la mort ; mais elle a beaucoup de choses à dire sur les questions de la nature et de l’origine de l’homme. Ces deux questions sont en fait deux aspects d’une même réalité : la question de l’origine concerne les circonstances qui ont fait se mettre en place les caractéristiques de la nature humaine.

La science se distingue de toutes les autres approches visant à répondre à ces questions en ce qu’elle est soumise à un maître sévère, indomptable, sans pitié, cruel et invincible : la réalité ! Le moindre petit fait peut faire honte à la plus grande des théories. Mais ce maître n’a aucune prise sur toute histoire construite à l’extérieur de la science ; ces histoires sont libres de raconter n’importe quoi et son contraire… et ne s’en privent pas. Elles ne peuvent donc pas toutes être vraies ; probablement même qu’aucune n’est vraie. Mais elles sont reçues par un très vaste public motivé par son désir de croire. Par contre, les histoires racontées par la science sont les seules qui ont une chance d’être vraies. La science tend de plus à améliorer ses histoires pour les faire s’approcher de plus en plus de la vérité.

Contrairement aux histoires mythiques sur l’origine de l’homme, nombreuses et diversifiées, la science raconte une histoire unique et universelle, partagée par tous les hommes qui adhèrent à sa méthode, où qu’ils se trouvent.

Voici les généralités que la biologie peut affirmer presque avec certitude sur la nature et l’origine de l’Homme :

  1. l’humain est une espèce animale comme les autres ;
  2. notre espèce a des ancêtres : elle a émergé à partir d’autres espèces. Tout être vivant actuel est le point final actuel d’une chaîne ininterrompue d’êtres vivants depuis 3,8 milliards d’années ;
  3. l’émergence de l’humain s’est effectuée sur plusieurs millions d’années (un million d’années égale 500 fois 2 000 ans !);
  4. comme c’est le cas pour toutes les espèces, l’émergence de l’homme est un mélange de sélection naturelle et d’histoire ;
  5. nous sommes plus proches parents de certaines espèces que d’autres.

Barrette souligne que ces affirmations sont récentes : il y a 150 ans, on n’aurait pu rien dire de tout cela. Aucune réflexion sur la nature humaine ne peut plus ignorer ces cinq réalités biologiques sur notre espèce.

Puisque nous sommes plus proches parents de certaines espèces que d’autres, une première avenue pour chercher notre origine est d’étudier nos proches parents. Par exemple, un enfant chinois adopté par des Québécois qui désirerait connaître ses origines devrait commencer ses recherches en Chine.

Il y a 2 400 ans, Aristote remarquait que l’humain ressemble, de manière évidente, davantage aux singes qu’aux autres animaux. Ce n’est que grâce à Darwin, 2 200 ans plus tard (en 1859), que ce constat a enfin pu être expliqué : (1) nous avons des ancêtres et (2) nous sommes plus proches parents de certaines espèces (les singes) que des autres espèces. À l’époque, cette affirmation était révolutionnaire ; elle indique que toutes les espèces se retrouvent sur un seul et unique arbre de la vie sur Terre, les positions respectives des espèces sur les diverses branches de l’arbre témoignant de leur parenté plus ou moins rapprochée ou éloignée. Nous descendons tous d’un seul et unique ancêtre commun.

Dire que nous sommes plus proches parents d’une espèce A que d’une espèce B revient à dire que le dernier ancêtre commun que nous partageons avec l’espèce A est plus récent que celui que nous partageons avec l’espèce B.

Cyrille Barrette

Barrette a présenté un type de graphique, nommé cladogramme, qui est utilisé pour voir les liens de parenté entre les espèces. Un cladogramme est constitué d’une branche initiale, correspondant à l’espèce choisie comme point de départ, qui ensuite se sépare en deux branches ; chaque branche se sépare à nouveau en deux sous-branches ; et ainsi de suite, jusqu’aux espèces actuelles, qui ont donc toutes évolué à partir de l’espèce choisie comme point de départ. Chaque nœud dans ce graphique correspond au dernier ancêtre commun partagé par les espèces qui se situent le long des sous-branches qui en émergent.

Cyrille Barrette

 

Un cladogramme ressemble à un arbre généalogique, à cette différence cruciale que dans un arbre généalogique, on connaît les derniers ancêtres communs. Par exemple, le dernier ancêtre commun que je partage avec un frère ou une sœur est « nos parents » ; avec un cousin ou une cousine, c’est « nos grands-parents » ; etc. Un cladogramme ne montre que (1) les degrés de parenté et (2) l’ordre des émergences (par exemple, la branche des humains s’est séparée de celle des singes plus récemment que de celle des lions) ; (3) mais il ne dit rien sur les derniers ancêtres communs (les nœuds), qui sont souvent inconnus.

Thomas Huxley, un anatomiste contemporain de Darwin, a fait un pas de plus qu’Aristote et Darwin : il a examiné attentivement le squelette de l’homme et celui des singes et en a conclu que parmi tous les singes, les deux espèces les plus proches de nous sont le gorille et le chimpanzé. Mais Huxley ne pouvait déterminer laquelle de ces deux espèces est la plus proche de nous ; ce n’est que depuis 1967 qu’on a pu confirmer que c’est le chimpanzé. Et même plus : la génétique a montré que le chimpanzé est une espèce beaucoup plus proche parente de l’humain que du gorille ! Bien que sur le plan anatomique le chimpanzé ressemble davantage au gorille qu’à l’humain, sur le plan génétique (et donc évolutif), il est notre espèce sœur alors que le gorille est une espèce cousine. L’humain et le chimpanzé (il existe en fait deux espèces de chimpanzés) partagent entre 98 et 99 % de leurs gènes. On en conclut que l’homme ne descend pas du singe : l’homme est un singe, dont le plus proche parent est le chimpanzé. Autrement dit, le dernier parmi les singes actuels avec lequel nous partageons un ancêtre commun est le chimpanzé : l’homme et le chimpanzé descendent de ce dernier ancêtre commun, inconnu, et aucune autre espèce n’en descend.

Étudier les chimpanzés peut donc nous renseigner sur nous-mêmes :

  1. Le fait qu’on ne retrouve de chimpanzés qu’en Afrique répond à la question de savoir où l’homme est apparu. Darwin est le premier à avoir formellement formulé cette affirmation en 1871. Aujourd’hui presque plus personne n’en doute, bien qu’il y a quarante ou cinquante ans beaucoup affirmaient que l’humain avait son origine en Europe ou en Asie.
  2. Une question beaucoup plus difficile est de savoir quand la branche des chimpanzés s’est scindée d’avec celle des humains. Sur la base des différences anatomiques et comportementales, on a cru que cette divergence remontait à très longtemps, il y aurait autour de vingt millions d’années. Mais grâce à la génétique, on peut comparer les génomes, quant à leurs ressemblances et leurs dissemblances, et utiliser le taux de mutations par million d’années comme une sorte d’horloge moléculaire. De cette manière, depuis les années 1990, on a pu établir que la branche de l’humain et celle du chimpanzé ont divergé il y a entre cinq et huit millions d’années. Étudier l’origine de l’homme revient à étudier l’histoire de sa branche depuis ce point de divergence, ce noeud, qu’est le dernier ancêtre commun avec le chimpanzé. Avant ce nœud, les ancêtres de l’humain sont aussi ceux du chimpanzé ; après, les ancêtres de l’humain ne sont les ancêtres d’aucune autre espèce vivante – de même pour le chimpanzé. On peut dire qu’environ douze millions d’années d’évolution nous séparent du chimpanzé : depuis ce nœud, l’humain et le chimpanzé ont respectivement, chacun de leur côté, connu environ six millions d’années d’évolution.

L’évolution en général

Il existe deux façons scientifiques de considérer ce qui s’est produit entre l’époque de notre dernier ancêtre commun avec le chimpanzé et aujourd’hui ; l’une est fausse et l’autre est vraie. D’une manière caricaturale, on peut dire que la première est une échelle et la seconde un buisson. La vision « échelle » fut la seule adoptée par tous les chercheurs et penseurs de l’évolution jusqu’à il y a environ trente ans. Aujourd’hui, presque plus personne n’y adhère : la venue de la vision « buisson » fut une véritable révolution scientifique.

La vision « échelle » de l’évolution humaine est linéaire, ascendante et cumulative : les espèces se succèdent les unes les autres dans le temps, chacune étant un peu moins singe que la précédente et un peu moins humaine que la suivante. Cette vision est à la base du concept d’« hominisation », l’idée de la construction progressive de l’espèce humaine. Le dictionnaire Larousse définit l’hominisation comme le « processus évolutif par le fait duquel une lignée de primates a donné l’espèce humaine », comme si l’hominisation était une cause dont l’effet est l’émergence de l’humain. La faille majeure du concept d’hominisation est qu’il suppose que l’apparition de l’homme était inévitable, prédestinée. C’est vers 1950 que le paléontologue jésuite Pierre Teilhard de Chardin, qui se situait sur la marge entre la religion et la science, a explicitement défini le concept d’hominisation, tel qu’énoncé ci-haut. Cela a permis aux chercheurs d’examiner ce concept, jusqu’alors implicite à leur pensée, et de réaliser qu’il était erroné.

C’est à partir de cette vision linéaire, partagée par la plupart des grands penseurs de l’évolution de 1850 jusqu’à presque 1975 et fortement ancrée dans la culture populaire, que l’on a inventé la notion de chaînon manquant : chacune des espèces qui se succèdent dans le temps constitue un chaînon de la série linéaire – de l’échelle – qui mène du singe à l’homme. Il s’agit de chercher leurs fossiles pour les trouver. L’homme, bien entendu, occupe le sommet de cette échelle.

À partir de la parution de certains articles scientifiques en 1971 et 1972 s’est développée une critique de la vision linéaire de l’évolution, dont l’aboutissement fut le remplacement de la vision linéaire par la vision en buisson. En réalité, l’évolution ne fait pas des lignes, mais des buissons : elle s’étend et se ramifie dans de multiples directions parallèles, foisonnantes et complexes. L’idée de ligne, d’échelle linéaire évolutive est une construction humaine. Cette nouvelle vision de l’évolution s’applique à l’ensemble du monde vivant, incluant notre espèce. Barrette a insisté sur le fait que cette nouvelle vision ne remet pas en question les deux théories principales de Darwin : (1) la sélection naturelle, mécanisme par lequel se fait l’évolution ; (2) la théorie de la descendance commune.

L’étude de la très grande diversité d’espèces apparentées chez trois groupes actuels, les pinsons des îles Galapagos, les mouches à fruit (drosophiles) de l’archipel d’Hawaii et certains poissons des grands lacs africains, de même que l’étude de la diversité chez deux groupes éteints dont les fossiles sont très abondants, les chevaux et les antilopes, nous montrent que, dans tous les cas, l’évolution ne dessine jamais des séries linéaires et prévisibles, mais toujours des buissons très ramifiés et imprévisibles, comprenant notamment un grand nombre de branches mortes, c’est-à-dire de lignées qui ne se sont pas rendues jusqu’à aujourd’hui.

On en a conclu que dans la majorité des cas, l’origine des espèces n’est pas le produit de l’anagénèse, mais de la cladogénèse. L’anagénèse est le processus par lequel une espèce se transforme progressivement pour devenir une nouvelle espèce : c’est une transformation linéaire et progressive. La cladogénèse est le bourgeonnement d’une nouvelle espèce à partir d’une population d’une ancienne espèce ; l’ancienne espèce ne se transforme donc pas, mais continue son existence et de nouvelles espèces peuvent continuer d’en bourgeonner. Initialement, l’anagénèse fut appliquée autant aux cinquante millions d’années d’histoire des chevaux qu’aux cinq à huit millions d’années d’histoire de l’homme. Selon l’anagénèse, il n’existe qu’une seule espèce à la fois ; selon la cladogénèse, plusieurs espèces peuvent coexister simultanément.

Or, il n’y a aucune raison pour que la vision « buisson » décrive bien l’évolution des pinsons, des mouches à fruit, des poissons, des chevaux et des antilopes, mais pas des humains. Il n’y a aucune raison pour que l’évolution de l’homme soit linéaire alors que celle de toutes les autres espèces est buissonnante. Il n’y a aucune raison pour qu’il existe un processus d’hominisation, alors qu’il n’existe aucun processus de chevalisation ou de pinsonnification. Mais, bien que la vision buissonnante en vint à être largement admise pour les autres espèces, il y eut beaucoup de résistance à l’admettre pour notre espèce. Précisons cependant que, pour soutenir la vision buissonnante de l’évolution chez l’humain, il fallait beaucoup de fossiles, ce dont on ne disposait pas à l’époque.

Cyrille Barrette

La vision buissonnante a une conséquence qui est loin d’être innocente et qui constitue la raison principale pour laquelle on lui a opposé une si grande résistance : cette vision implique que l’émergence de notre espèce, à partir du nœud qui sépare notre branche de celle des chimpanzés, n’était ni inévitable, ni prévisible, ni prédéterminée. L’émergence de l’homme était totalement incertaine, à l’instar de celle de toutes les autres espèces, et ce, contrairement à ce que nous dit la vision linéaire. Selon la vision buissonnante, nous aurions très bien pu ne jamais exister. À chacune des étapes de notre histoire, notre lignée aurait très bien pu donner autre chose ou encore s’arrêter.

Dans une échelle linéaire, il est facile de prédire ce que sera l’échelon – le chaînon – suivant. Mais dans un buisson, il est impossible de prédire dans quelles directions les nouvelles branches iront, ou si et quand elles mourront.

Les nouvelles espèces qu’une espèce donnée engendrera dans le futur dépendent de deux choses : (1) l’ensemble des caractères et l’ensemble des capacités de l’espèce initiale, qui sont les produits de son histoire passée ; (2) l’ensemble des circonstances aléatoires – et donc imprévisibles – que cette espèce va rencontrer dans le futur. Les nouvelles espèces sont donc, elles aussi, imprévisibles. Ce mélange de hasard et d’histoire s’appelle la contingence. L’histoire d’une lignée, incluant la nôtre, n’est jamais ni écrite d’avance ni totalement le produit du hasard : la réalité est beaucoup plus complexe. Un exemple de contingence est la date de ma mort : elle n’est ni prédéterminée ni due au hasard, mais elle dépend de mon histoire passée (âge, maladies, blessures, etc.) et de mon histoire future (mode de vie, pratique de sports extrêmes, etc.). La date de ma mort est un mélange de hasard et d’histoire. L’histoire d’une lignée est un mélange de sélection naturelle et de contingence.

La vision linéaire et progressive est complètement fausse, même si elle est simple et qu’elle nous plaît. En réalité, l’évolution ne va nulle part en particulier ; cela est vrai de toutes les espèces, incluant la nôtre.

À partir du nœud qui la sépare de celle des chimpanzés, notre branche n’a pas poussé d’une manière linéaire, mais s’est elle-même ramifiée en buisson ; de toutes les espèces ayant apparu dans notre buisson, la nôtre, Homo sapiens, est la seule à avoir survécu jusqu’à aujourd’hui. Si d’autres espèces, comme Homo erectus ou l’homme de Néandertal, avaient survécu, nous n’avons aucune idée de ce qu’elles auraient donné aujourd’hui – peut-être la petite espèce récemment découverte en Indonésie ?

L’origine de l’Homme

Cyrille Barrette

Aujourd’hui, grâce aux fossiles, on connaît de nombreux précurseurs de l’homme moderne, mais aucun précurseur du chimpanzé ni du gorille.

À l’époque de Darwin, on ne possédait presque aucun fossile de nos ancêtres. Le premier fut découvert en 1856 ; à l’époque, on n’avait aucune idée de ce que c’était, bien qu’on voyait que c’était apparenté à l’humain, plus proche de nous que du chimpanzé ou du gorille. On le nomma Homo neanderthalensis, l’homme de Neandertal.

En 1868, on découvre l’homme de Cro-Magnon, aussi nommé homme des cavernes. Il nous ressemble beaucoup, d’ailleurs il appartient à notre espèce, Homo sapiens, mais d’après les ossements d’animaux parmi lesquels on l’a trouvé (mastodontes, rhinocéros laineux, etc.), il est très ancien – peut-être vieux de 10 000 à 25 000 ans.

Jusque-là, on disposait de la tradition orale et des documents écrits pour reconstituer l’histoire de l’homme. Les documents écrits sont certes plus fiables, mais ils n’existent que depuis 5 000 ans. On a alors inventé une pré-histoire pour raconter ce qui s’est passé avant l’invention de l’écriture. De 1830 à 1950, on s’est imaginé des hommes chassant quotidiennement le mammouth en groupes et des femmes prenant soin des petits. En l’absence de documents écrits, d’une abondance suffisante d’ossements et de la capacité à interpréter correctement les ossements, on s’est inventé une préhistoire qui ne dit rien de notre passé, mais qui dit beaucoup sur les gens qui l’ont inventée. Et même pire : cette préhistoire fictive a canalisé notre réflexion dans de mauvaises directions. Or, les tribus actuelles de chasseurs-cueilleurs d’Afrique ne chassent pas de grands animaux, mais des antilopes, des singes, des rats, etc., et ils ne chassent pas à tous les jours.

À partir de 1950, on a découvert de grandes quantités d’ossements de préhumains, notamment la célèbre Lucy (Australopithecus afarensis) en 1974; on possède aujourd’hui des centaines de fossiles appartenant à cette espèce.

On sait de mieux en mieux où et quoi chercher. D’Aristote à 1850, on a découvert aucun ossement de préhumains. De 1850 à 1900, on a découvert trois espèces : l’homme de Neandertal, l’homme de Cro-Magnon et l’homme de Heidelberg. De 1900 à 1950, on découvre trois nouvelles espèces; de 1950 à 2000 on a découvert quatorze nouvelles espèces. Enfin, de 2000 à 2005, on a découvert cinq ou six nouvelles espèces. La découverte de toutes ces espèces fossiles a sonné le glas de la vision échelle : les faits imposent la vision buisson à l’évolution humaine, comme à l’évolution de toutes les autres espèces. On aurait dû savoir cela depuis le début, depuis le dessin de l’arbre de Darwin en 1859. On aurait dû savoir que notre histoire était le produit des mêmes processus que celle de toutes les autres espèces : un mélange de sélection naturelle et de contingence (aléas de l’histoire et circonstances). L’idée d’hominisation, inventée par Teilhard de Chardin, n’est qu’un mythe, qu’une vision de l’esprit.

Que sait-on aujourd’hui de spécifique sur notre histoire, qu’on ignorait il y a vingt-cinq ans ? (1) Elle s’est passée en Afrique ; (2) elle commence il y a entre cinq et huit millions d’années ; (3) elle dessine un buisson comprenant un grand nombre de branches plus ou moins apparentées; (4) on connaît aujourd’hui une vingtaine d’acteurs dans cette histoire ; (5) on connaît de mieux en mieux les liens de parenté entre ces espèces et entre ces espèces et nous; (6) on sait que notre branche aurait très bien pu ne jamais exister : tant qu’elle n’avait pas émergé, son émergence était à 100% incertaine.

Barrette a présenté les meilleurs cladogrammes, pour le buisson humain, que l’on pouvait dessiner entre 2000 et 2003 à partir de tous les ancêtres connus. Rappelons qu’un cladogramme ne montre que (1) les degrés de parenté (quelle espèce est plus proche de quelle autre ; certains liens de parenté dans le buisson humain sont incertains) et (2) l’ordre des émergences (par exemple, l’ancêtre commun que notre espèce, Homo sapiens, partage avec l’homme de Neandertal et l’homme de Heidelberg est plus récent que celui que nous partageons avec Homo erectus), (3) mais ne dit rien sur les derniers ancêtres communs : on ne saura jamais quelles espèces furent les ancêtres communs de quelles autres espèces ultérieures (Homo antecessor, découvert en Espagne vers 1998, pourrait être l’ancêtre commun à Homo sapiens, à l’homme de Neandertal et à l’homme de Heidelberg, mais on ne le saura jamais).

Il ne suffit pas qu’une espèce soit plus ancienne et semblable pour qu’elle soit un ancêtre. Nous ne saurons jamais si Lucy est une ancêtre ou une tante lointaine, si Homo erectus est un ancêtre ou un cousin lointain. Pour être en mesure de tracer l’arbre généalogique de l’homme (ou de n’importe quelle espèce), il faudrait disposer des gènes des espèces fossiles. À ce jour, l’A.D.N. le plus ancien que l’on a réussi à extraire est celui de l’homme de Neandertal, il y a entre 30 000 et 40 000 ans, et celui de Cro-Magnon, il y a 60 000 ans. Nous sommes presque certains qu’il sera impossible d’extraire de l’A.D.N. plus vieux que 500 000 ans : nous ne connaîtrons donc jamais nos ancêtres. Nous sommes dans la même position que cet enfant chinois adopté par des Québécois qui ne retrouvera jamais ses parents biologiques.

Le cladogramme est le plus loin que la science puisse aller pour parler de l’origine de l’homme. Ces cladogrammes constituent des hypothèses scientifiques robustes et testables, qui pourront être vérifiées et améliorées à la lumière des découvertes de fossiles à venir et de l’amélioration des méthodes d’analyse des fossiles.

Tout ce qui s’est passé avant Homo erectus, dans l’intervalle commençant il y a entre cinq et huit millions d’années et se terminant il y a entre un et deux millions d’années, s’est déroulé uniquement en Afrique : on n’a retrouvé aucun fossile de préhumain antérieur à Homo erectus hors d’Afrique. On présume qu’Homo erectus fut le premier à sortir d’Afrique, il y a environ un million et demi d’années. Notre espèce, Homo sapiens, serait sorti d’Afrique à son tour plus tard. Nous serions tous Africains !

Fait très important à noter : bien que notre espèce est la seule à avoir survécu jusqu’à aujourd’hui, on retrouvait, à certaines époques, jusqu’à sept ou huit espèces d’hominidés contemporaines, vivant parfois aux mêmes endroits. Ce fait, qui nous surprend quant à notre espèce, nous est pourtant familier quant à nombre d’autres espèces (singes, félins, canidés, etc.). Si aujourd’hui nous sommes la seule espèce d’hominidé vivante, c’est en raison d’accidents de l’histoire ; il aurait très bien pu exister deux ou trois espèces d’hominidés aujourd’hui. C’est probablement en raison de ces accidents de l’histoire que nous avons initialement développé une vision linéaire de notre évolution.

Lorsque l’on a découvert Lucy, en 1974, on a tout de suite conclu qu’elle était notre ancêtre, chaînon manquant entre le chimpanzé et l’homme moderne, à l’instar de notre enfant chinois qui, débarquant en Chine pour la première fois, croit que la première femme chinoise qu’il rencontre est sa mère. Puis, au fur et à mesure qu’il rencontre d’autres femmes chinoises, il ne sait plus du tout qui est sa mère. Ainsi en est-il de la recherche de nos ancêtres, le nombre d’espèces fossiles connues ne cessant de croître.

Bien qu’un arbre généalogique n’ait pas la même solidité scientifique qu’un cladogramme de parenté et d’émergence, il n’est pas inutile de tenter d’en tracer un : cela nous permet de formuler des hypothèses et des prédictions sur les espèces qui seraient les ancêtres communs à d’autres espèces, et par le fait même sur les nouvelles espèces fossiles que l’on devrait découvrir en tant qu’intermédiaires entre les espèces ancêtres et les espèces descendantes (anatomie, caractères, âge, lieu, etc.). Il est possible, à partir d’un même cladogramme, de tracer différents arbres généalogiques. Barrette a énoncé cette vérité de La Palice : puisque chaque espèce, notamment la nôtre, n’a eu qu’une seule et unique histoire, il n’y a qu’un seul cladogramme qui soit valide et qu’un seul arbre généalogique qui soit valide. Le travail de la science consiste à trouver la vraie histoire parmi les histoires plausibles.

Mais au-delà de la parenté et de l’ordre d’émergence, la science veut répondre à d’autres questions : Quels étaient les modes de vie de ces espèces ? Que mangeaient-elles ? Etc. Pour y répondre, il faut inventer des scénarios, qui tentent d’expliquer l’écologie, le fonctionnement et l’adaptation, et qui reposent sur trois sources d’information scientifiquement solides : (1) les outils, de pierre ou d’os, les sépultures, les peintures, les traces de pas laissées dans la lave volcanique solidifiée, etc. donnent des indices très puissants sur le comportement ; (2) à partir de la biomécanique et de l’écologie des espèces actuelles, toutes deux bien connues, on peut interpréter les os fossilisés ; par exemple, la forme du crâne et des dents permet de déterminer le régime alimentaire ; par exemple, un moulage de l’intérieur du crâne donne de l’information sur la structure et la taille du cerveau, ce qui permet d’extrapoler des hypothèses sur le mode de vie ; (3) les fossiles d’autres espèces retrouvées dans les mêmes couches géologiques que les fossiles des espèces qui nous intéressent nous permettent de savoir dans quel type de milieu ces dernières vivaient : savane, forêt, marécages, etc.

Au-delà de ces trois sources d’information, nous tombons dans la fiction ; plus un auteur est bon conteur et plus il faut s’en méfier ! Lorsqu’un auteur ne prétend faire que de la fiction, il n’y a pas de problème puisqu’on ne demande pas à une fiction de dire la vérité. Le pire que l’on trouve dans la littérature en paléoanthropologie est le mélange de la fiction avec les faits. Barrette a cité comme exemple le documentaire L’odyssée de l’espèce : on ne peut y départager le vrai du faux. On retombe alors au niveau de la préhistoire fictive racontée entre 1830 et 1950.

Tous ces scénarios ont pour but de répondre aux questions très difficiles des « comment ? » et des « pourquoi ? ». Pourquoi un singe est-il devenu humain ? Pourquoi sommes-nous devenus bipèdes ? Pourquoi avons-nous développé un si gros cerveau ? Pourquoi avons-nous un si gros pouce et pourquoi celui-ci est-il préhensile ? Pourquoi avons-nous un menton (nous sommes la seule espèce à en avoir un) ? Pourquoi avons-nous développé de si petites canines ? Pourquoi sommes-nous devenus un singe nu (sans poil) ? Pourquoi avons-nous quitté la forêt pour la savane ? Pourquoi sommes-nous sortis d’Afrique ? Les réponses sont très complexes et dépendent d’un très grand nombre d’éléments d’écologie, de relations entre les espèces, de circonstances aléatoires, etc. On ne saura jamais répondre scientifiquement à ces questions ; même dans le cas des espèces vivantes actuelles, on a de la difficulté à réponde aux « comment ? » et aux « pourquoi ? » ! Si l’on s’intéresse à la science solide – à la vérité – plutôt qu’à des récits fictifs, il faut accepter qu’on ne pourra jamais répondre à certaines questions fondamentales.

Il n’y a rien de pire que de mélanger la réalité et la fiction ; on se rapproche alors de la littérature du paranormal. Plus les réponses qu’on nous donne ressemblent à ce que l’on voudrait entendre et plus il faut s’en méfier.

Conclusion

Il semble maintenant très clair que (1) toute notre lignée a émergé en Afrique ; (2) notre espèce elle-même a émergé il y a environ 200 000 ans, en Afrique, le plus vieux fossile connu d’Homo sapiens datant de 160 000 ans ; (3) notre émigration hors d’Afrique s’est faite d’abord vers l’est, puis vers le nord et l’ouest.

Comme toujours en science, tant qu’on ne sait pas, il ne faut pas succomber au désir de croire qu’on sait : c’est un désir interdit en science. Plus on veut savoir et plus il faut douter ; plus on veut savoir et plus il faut se méfier de son désir de croire qu’on a trouvé la réponse. Cela fait partie du dur exercice de la science. Il ne faut pas demander à la science de répondre à des questions auxquelles elle ne peut pas répondre. Il ne faut surtout pas mélanger et confondre les connaissances et les théories qui sont solides, comme les cladogrammes, avec les spéculations, même si ces dernières sont racontées par les meilleurs spécialistes.

Barrette a terminé sa conférence en faisant trois prédictions très simples, trois vérités de La Palice : (1) nous n’aurons jamais écrit l’histoire « définitive » de l’espèce humaine ; (2) il est certain que nous en saurons plus dans les décennies à venir qu’aujourd’hui, tout comme nous en savons beaucoup plus aujourd’hui que dans les décennies passées ; (3) comme toujours en science, le meilleur est à venir !

Période de questions et d’échanges

Pour la première fois, une conférence sceptique était diffusée en direct sur Internet et, pour la première fois, le public à la maison a pu participer en direct, avec le public présent sur place, à la période de questions d’échanges grâce au courrier électronique.

Échelle ou buisson ?

Plus on découvre de fossiles d’hominidés et plus il devient clair que la branche des hominidés n’est pas une ligne droite, mais un buisson très ramifié qui s’étend dans toutes les directions. La vision simple et linéaire de l’évolution humaine ne pouvait être soutenue que lorsque l’on n’avait pas de données fossiles, ou très peu.

Les races humaines

Les races forment-elles différentes branches du buisson humain ?

Précisons d’abord qu’il existe plusieurs visions de ce que sont les races humaines. Certains nient l’existence des races chez l’humain. L’une des façons de définir le concept de race, chez l’humain, est de comparer la diversité génétique que l’on retrouve entre les individus appartenant à une même race à celle que l’on retrouve entre les races ; la diversité étant plus grande à l’intérieur des races qu’entre les races, on en conclut que le concept de race ne s’applique pas à l’humain : les races, chez l’humain, n’existent pas. En revanche, si l’on considère les mêmes critères chez l’humain que chez les autres espèces, à savoir les caractères anatomiques (taille, couleur du plumage ou du pelage, etc.), alors il est évident que l’on va séparer l’humain en différentes races. Enfin, si l’on considère l’importance des races dans les relations sociales, notamment au niveau de l’appariement des personnes, on ne peut en nier l’existence.

Il existe deux grandes hypothèses pour expliquer la distribution géographique des humains. (1) Le multi-régionalisme. Homo erectus serait sorti d’Afrique il y a un million et demi d’années : certains groupes seraient allés en Europe, d’autres en Chine, d’autres en Asie du Sud et du Sud-est ; d’autres enfin seraient restés en Afrique. Cette théorie suppose que toutes ces populations d’Homo erectus se seraient ensuite développées, en parallèle, en Homo sapiens légèrement différents les uns des autres. Il existe des variantes de cette hypothèse : les populations d’Homo sapiens se seraient développées ou bien en demeurant isolées les unes des autres ou bien en se mélangeant les unes aux autres. L’une ou l’autre de ces variantes aurait donné, aujourd’hui, une seule espèce avec une grande diversité. Cette hypothèse est acceptée par seulement une très petite minorité de chercheurs, notamment aux États-Unis. (2) La vision la plus répandue aujourd’hui est nommée « out of Africa » : Homo sapiens aurait émergé une seule fois et en un seul endroit, en Afrique (on ne sait pas à partir de quel ancêtre ; ce pourrait être Homo habilis, une forme d’Homo erectus, etc.), puis aurait émigré hors d’Afrique et aurait déplacé Homo erectus, qui était déjà là, ainsi que l’homme de Neandertal, qui occupait déjà l’Europe. Selon cette hypothèse, nous sommes tous Africains. Homo sapiens se serait ensuite diversifié dans différents milieux, sans se mélanger à Homo erectus. Les races seraient donc le produit de l’adaptation d’une seule et même espèce, Homo sapiens, à des conditions écologiques différentes.

Comment l’homme va-t-il évoluer ?

L’évolution par sélection naturelle est toujours imprévisible. Même avec un vrai buisson il est impossible de prédire quelles seront les branches qui émergeront à partir des bourgeons. De plus, le buisson est un modèle très simplifié de la réalité de l’évolution. Toutefois, l’humain possède une caractéristique d’exception : il est à l’abri de la sélection naturelle. Il est donc très probable que nous n’évoluerons plus sur le plan biologique ; mais bien entendu, nous continuerons d’évoluer sur les plans culturel, scientifique, technologique, etc. Nous n’avons d’ailleurs pratiquement pas évolué sur le plan biologique depuis 100 000 ans : nous avons le même corps, et notamment le même cerveau, que Cro-Magnon.

Les visions de la science-fiction qui montrent l’humain du futur avec une grosse tête et un gros cerveau ne sont pas plausibles, car pour que cela arrive, il faudrait : (1) qu’il y ait une diversité, dans la population, quant à la taille du cerveau (ce qui est vrai); (2) que cette diversité anatomique corresponde à une diversité génétique (ce qui est également vrai : la taille du cerveau est déterminée génétiquement); (3) qu’il y ait une corrélation entre le succès reproducteur et la taille du cerveau… ce qui n’est pas le cas. Les gens qui ont une grosse tête ne font pas, en moyenne, plus d’enfants que ceux qui en ont une petite.

Un autre exemple est celui des dents de sagesse : celles-ci ne disparaîtront pas, et la faute incombe aux dentistes ! En effet, les troisièmes molaires étaient en train de disparaître : une certaine proportion des humains n’ont pas de dents de sagesse, ou en ont seulement une ou deux, ou en ont qui n’émergent pas des gencives. Notre mâchoire ayant rapetissé, les dents de sagesse n’ont plus assez de place. Avant la venue de leur extraction par les dentistes, ceux qui en avaient souffraient d’abcès ou d’autres problèmes, résultant en une moins bonne santé, entraînant une longévité écourtée. Ces gens faisaient ainsi, en moyenne, moins d’enfants : la sélection naturelle était en train d’éliminer leurs gènes du pool humain. L’extraction des dents de sagesse a arrêté ce processus.

La seule façon de faire augmenter la taille du cerveau, d’éliminer les dents de sagesse ou encore le petit orteil, ou de modifier quelque caractère que ce soit (à condition qu’il soit déterminé génétiquement), serait de faire de la sélection artificielle avec nous-mêmes comme nous le faisons avec nos animaux et plantes domestiques, c’est-à-dire qu’il faudrait contrôler qui se reproduit et qui ne se reproduit pas. On pourrait aussi recourir au génie génétique et l’appliquer sur nous-mêmes.

Les leçons du passé

Bien que l’avenir soit imprévisible, on peut extrapoler à nous les conditions qui ont mené à l’extinction d’espèces du passé ou de peuplades humaines du passé, comme celle de l’île de Pâques, afin d’éviter d’aller dans ces directions ou de refaire les mêmes erreurs. Cependant, [mises à part les extinctions de masse (note de l’auteur de ce compte-rendu )], Barrette doute de l’utilité d’étudier chaque disparition d’espèce individuelle car chacune s’est produite dans des conditions qui lui sont particulières.

Note de l’auteur de ce compte-rendu : les tribus de l’île de Pâques ont éventuellement coupé tous les arbres de leur île. La forêt ayant disparu, les animaux disparurent également. Les habitants ne purent quitter leur île pour émigrer, puisqu’il n’y avait plus de bois pour construire des bateaux. Prisonniers de leur île dénudée, face à la famine, ils en seraient venus au cannibalisme.

Comme exemple d’extinction de masse, l’émission Découverte du dimanche 3 octobre 2004, présentée à la télévision de Radio-Canada, apporte quelques réponses au sujet de ce qui peut arriver lorsque le climat se réchauffe. Voir le compte rendu de septembre 2004.

Les goulots d’étranglement

On a fait remarquer que les Français qui vivaient en 1900 ne provenaient que de 15% des Français qui vivaient à l’époque de la Révolution de 1789 ; autrement dit, seuls 15% des Français vivant en 1789 ont réussi à avoir une descendance qui a survécu jusqu’en 1900. Ce qui nous amène à cette autre vérité de La Palice : nous avons tous des ancêtres, mais nous n’aurons pas tous des descendants. Il y a toujours eu et il y aura toujours des lignées qui s’éteignent.

Ce phénomène se nomme goulot d’étranglement. Un goulot d’étranglement réduit la diversité génétique d’une espèce, diminuant ainsi sa capacité d’adaptation pour le futur. L’étude de la diversité génétique nous permet d’affirmer que notre espèce est passée par au moins deux goulots d’étranglement, deux moments de l’histoire où elle a presque disparu, le premier ayant eu lieu il y a environ 150 000 ans et le second il y a environ 40 000 ans. Le cas du guépard est frappant : cette espèce est passée par un goulot d’étranglement terrible, où à peine une douzaine d’individus ont survécu. La diversité génétique du guépard est donc extrêmement réduite.

On prévoit qu’avant la fin du XXIe siècle, la majorité de la population d’Europe occidentale sera musulmane.

Un peu de philosophie des sciences

D’une part, l’évolution de nos connaissances sur les détails de l’évolution humaine, notamment le passage de la vision linéaire à la vision buissonnante, ne remet pas en question les théories fondamentales que sont l’évolution (la transformation des espèces dans le temps) et la sélection naturelle. Il arrive que les médias et les philosophes des sciences confondent la remise en question de la manière dont des lois scientifiques fondamentales se manifestent avec la remise en question de ces lois elles-mêmes. D’autre part, la venue de nouvelles théories scientifiques ne vient pas remettre en question les anciennes théories scientifiques déjà établies ; les nouvelles théories vont plutôt englober les anciennes comme des cas particuliers tout en les dépassant. Par exemple, la physique quantique et les deux théories de la relativité d’Einstein ne réfutent pas la physique newtonienne, mais l’englobent, en tant que cas particulier, et la dépassent.

Les vulgarisateurs scientifiques ont la responsabilité, immense, d’expliquer clairement comment la science évolue. Barrette a cité le cas de Stephen Jay Gould, paléontologue et vulgarisateur célèbre, qui est entre autres l’auteur principal de la théorie du buisson : Gould a défendu cette idée avec tellement de passion qu’il a contribué à la première confusion mentionnée ci-haut et fut accusé d’être anti-darwinien. Gould aurait dû souligner que la théorie du buisson ne remettait pas Darwin en question : il aurait dû insister sur ce que cette théorie remettait en question et sur ce qu’elle ne remettait pas en question. Mais on aime bien jouer sur le sensationnalisme : apporter une nuance sur une théorie établie est moins populaire que contredire le pape !

Résistance au darwinisme

Le milieu intellectuel serait fortement platonicien, attribuant une certaine réalité aux idées elles-mêmes et plaçant l’essence avant l’existence. Ce point de vue engendre une résistance au darwinisme.

Plusieurs obstacles se dressent devant le jugement éclairé. Un premier est le désir de croire, dont Barrette a déjà discuté. Un second est la sélectivité : ne retenir que les faits qui font notre affaire et ignorer les autres.

L’intelligent design

L’intelligent design est la branche prétendument « scientifique » du créationnisme ; elle repose sur l’idée de la complexité irréductible : (1) un être vivant est extrêmement complexe ; (2) pour qu’il fonctionne, tous les éléments qui le constituent, et qui sont interdépendants, doivent être en place simultanément ; (3) les chances pour qu’une telle complexité organisée apparaisse par hasard sont presque nulles ; (4) donc la vie doit nécessairement avoir été créée par une intelligence. Cette version nouvelle du créationnisme ne prétend plus que la Création s’est effectuée en six jours comme dans la Bible et n’emploie plus les termes « Dieu » et « Créateur ». Ce genre d’argumentation fut proposé au départ par William Pauli, en 1805, et portait sur l’œil humain. Les tenants de l’intelligent design sont plus sophistiqués et l’appliquent au niveau biochimique (métabolisme, coagulation du sang, …), de sorte que seuls les spécialistes sont en mesure de véritablement comprendre les phénomènes en question.

La théorie de l’intelligent design repose sur une vision erronée de l’évolution : les assemblages que sont les processus biochimiques ne sont pas apparus ni spontanément ni par hasard ; ils se sont développés progressivement, en passant par des étapes intermédiaires (qui sont pourtant connues), sur des périodes de temps très longues. L’intelligent design n’est pas de la science, même s’il s’habille du jargon de la science.

On a proposé un contre-argument : utiliser la complexité pour justifier, plutôt, l’évolutionnisme ! L’évolution procède en effet par bricolage : elle ajoute du nouveau sans nécessairement retirer l’ancien. Carl Sagan le faisait remarquer en comparant l’évolution du cerveau humain à celle d’une ville où de nouveaux moyens de transport viendraient s’ajouter sans que les anciens soient supprimés, de sorte qu’on y retrouverait à la fois des charrettes, des tramways, des automobiles et des autobus, des avions, etc. : il y a une accumulation de phénomènes, ce qui crée une complexité énorme, mais non prévue d’avance. Si la vie avait été prévue d’avance, elle serait peut-être – justement – simple et optimisée. Il faut aussi considérer la durée : on n’a pas idée du temps que la vie prend pour évoluer.

Compte-rendu rédigé par Daniel Fortier.

Note : Cladogrammes préparés par Louis Dubé, suivants ceux présentés par Cyrille Barrette.