Le titre de l'enfilade est celui donné par Mario Beauregard et sept autres auteurs pour un texte publié dans la revue « Explore ». Ce texte est un « guest editorial », c’est-à-dire un éditorial écrit par un rédacteur autre que les rédacteurs de la revue, et non un article scientifique. Beauregard a toutefois fait paraitre une version française sur le site de l’INREES c’est elle que je reprendrai.
Une première chose à signaler est que le journal Explore est plutôt dédié aux études, disons, « alternatives ». Le manifeste n’aurait probablement pas été accepté dans des revues scientifiques réellement cotées*.
Une deuxième chose à dire est qu’un manifeste est, essentiellement, l’exposé public d’une position. On retrouve des manifestes plutôt dans les sphères politique et artistique mais très rarement dans la sphère scientifique. Quand ça se produit, c’est pour exposer au grand public le consensus scientifique sur une question (par exemple, l’adhésion à l’idée du réchauffement global ou l’écœurement des chercheurs canadiens devant les restrictions du gouvernement Harper).
Ici, il ne s’agit pas d’exprimer un consensus scientifique mais de plaider pour que la rigueur qui caractérise la science soit abaissée afin que certaines idées soient acceptées comme scientifiques alors qu’elles sont actuellement considérées, au mieux, comme marginales.
Que les auteurs plaident pour un traitement spécial de leurs idées est assez clair dans le texte de Beauregard, qui dès le premier paragraphe, demande que les scientifiques soient accommodants :
« Un comité de scientifiques […] a élaboré un Manifeste arguant pour une ouverture des esprits scientifiques, au delà du matérialisme et vers une meilleure compréhension de l’esprit comme un aspect majeur de la fabrique de l’univers. »
Ceux qui réclament de l’« ouverture des esprits » sont très souvent ceux qui n’ont pas d’arguments assez solides pour que les esprits s’« ouvrent » d’eux-mêmes. C’est encore plus vrai quand cela concerne la science parce que lorsque les faits présentés sont indéniables, ceux qui veulent aller plus loin pour découvrir autre chose sont forcés d’en tenir compte.
(Sinon, un problème que soulève involontairement Beauregard dans son texte en français est l’imprécision du terme « esprit », qui est ici utilisé selon deux acceptions différentes, dont une est clairement métaphorique (« ouverture des esprits scientifiques ») et la seconde pas tellement moins (l’esprit comme « aspect majeur de la fabrique de l’univers »). D’ailleurs, Beauregard ne définit clairement « esprit » nulle part dans son texte alors qu’il serait essentiel de le faire, ce qui rend assez confuse la thèse « post-matérialiste ». Dans le texte en anglais, c’est le terme « mind » qui est utilisé (et non « spirit » ou « soul »); terme qui correspond plus à « activité cognitive consciente » mais ne résorbe pas trop la confusion.)
Après avoir dit que certains scientifiques, aux affinités « post-matérialistes » bien connues, se sont réunis et sont arrivés (sans surprise) à se dire que, décidément, le matérialisme était bien embêtant**, il énonce différents points devant soutenir l’idée que le matérialisme est dépassé (le manifeste est en italiques et entre guillemets) :
« 1. La vision du monde scientifique moderne repose en grande partie sur des postulats étroitement associés à la physique classique. Le matérialisme—l’idée que la matière est la seule réalité—est l’un de ces postulats. […] »
Commentaire de JF : Pas grand-chose à dire là-dessus sinon que c’est très succinct et que le caractère fertile de cette approche (particulièrement du réductionnisme) est estompé. Il est toutefois mieux souligné au point 4.
« 2. Durant le 19e siècle, ces postulats se changèrent en dogmes et s’unirent pour former un système de croyances qui devint connu sous le nom de « matérialisme scientifique ». Selon ce système de croyances, l’esprit n’est rien de plus que l’activité physique du cerveau, et nos pensées ne peuvent avoir aucun effet sur nos cerveaux et nos corps, sur nos actions et sur le monde physique. »
Commentaire de JF : Toute personne qui crie à l’établissement de « dogmes » dans le cas de la science devrait se montrer extrêmement prudent dans le choix de ses exemples. Et la seconde phrase est forcément trompeuse : qui nierait que les pensées (i.e., l’activité physiologique du cerveau) ont des effets « sur le corps (dont le cerveau), nos actions et sur le monde physique »? En quoi postuler que le cerveau est la base de toute activité cognitive empêche de constater que nous pouvons lever volontairement la main, écrire des textes (dont des « manifestes »), apprendre des choses, ou agir sur notre environnement?
C’est d’autant plus faux que les scientifiques savent très bien que l’activité cérébrale modifie l’architecture cérébrale. En fait, si je me souviens bien, une partie des recherches de Beauregard lui-même appuie ce point. Et il ne peut ignorer que pas mal des phénomènes sous-jacents à la plasticité neuronale (ou cérébrale) sont bien acceptés par les neuroscientifiques.
En fait, ce paragraphe sert juste à suggérer qu’il est « dogmatique » (oh, que c’est vilain!
« 3. L’idéologie scientifique matérialiste devint dominante dans le milieu académique au cours du 20e siècle. Tellement dominante qu’une majorité de scientifiques se mirent à croire que cette idéologie reposait sur des évidences empiriques et qu’elle représentait la seule conception rationnelle possible du monde.
4. Les méthodes scientifiques basées sur la philosophie matérialiste se sont avérées hautement fructueuses car elles ont permis une meilleure compréhension de la nature, ainsi qu’un plus grand contrôle et une liberté accrue par le biais des avancées technologiques. »
Commentaire de JF : Si on fait abstraction de l’effet de style visant à noircir le matérialisme (« idéologie dominante »), on constate que cette « majorité de scientifiques » a bien raison d’adhérer au matérialisme puisque celui-ci se trouve être « hautement [fructueux] ». En d’autres termes, il est un peu stupide de reprocher à des personnes intéressées à comprendre le monde le plus objectivement possible d’avoir mis au point un moyen de le faire qui fait ses preuves.
« 5. Toutefois, la dominance quasi absolue du matérialisme dans le milieu académique a étouffé les sciences et entravé le développement de l’étude scientifique de l’esprit et de la spiritualité. La foi en cette idéologie, comme cadre explicatif exclusif de la réalité, a amené les scientifiques à négliger la dimension subjective de l’expérience humaine. Cela a conduit à une conception fortement déformée et appauvrie de nous-mêmes et de notre place dans la nature. »
Commentaire de JF : Affirmation totalement subjective qui ne repose sur aucun argument. Le but est simplement de noircir le portrait des « matérialistes ». Mais, on pourrait arguer (comme Sagan et bien d’autres) que, au contraire, la science a enrichi la spiritualité en nous permettant de mieux comprendre ce qu’est l’univers.
Évidemment, si on recherche à maintenir des idées superstitieuses sous couvert scientifique (i.e., l’« esprit », toujours non-défini), il est vrai que la science peut être « abrasive ». Pour certains, la perte des superstitions peut sérieusement être ressentie comme « une déformation, un appauvrissement » (il y a un créationniste sur le forum qui le démontre bien).
« 6. La science est d’abord et avant tout une méthode non dogmatique et ouverte d’acquisition de connaissances au sujet de la nature. Cette méthode est basée sur l’observation, l’investigation expérimentale et l’explication théorique de phénomènes. La méthode scientifique n’est pas synonyme de matérialisme et ne doit être influencée par aucune croyance, dogme ou idéologie. »
Commentaire de JF : Le nœud du problème est là : les
* Il a peut-être même été refusé par d’autres journaux mais j'en doute un peu.
** Parce qu’il empêche que leurs idées marginales soient considérées comme « officielles ».